Créer pour mieux sauvegarder
Les ravages de la délocalisation
Pour vous expliquer les origines de Sème, je dois remonter un peu dans le temps. Depuis mon enfance, j’observe — et je vis — le quotidien de mon père Pierre Schmitt, qui se bat depuis toujours pour préserver les savoir-faire textiles en France. Un véritable combat, qui commence d’abord chez DMC-Texunion, où il voit toute l’expertise s’exporter à l’étranger dans les années 90. Une stratégie basée sur le profit : fabriquer à l’étranger pour réduire les coûts, sans se soucier des centaines d’emplois qui disparaissent en France. Affligé par ces décisions mais ignoré par la direction, il démissionne, et crée sa propre entreprise de tissus en 1998 : Philea Textiles.

Agathe et son père, Pierre Schmitt, à l'extérieur de l'usine Velcorex, en Alsace.
Préserver, coûte que coûte
En 2010, alors que la délocalisation de toute l’industrie continue, mon père va emmener son combat encore plus loin. L’entreprise Velcorex, leader mondial du velours et des tissus sportswear, fondée en 1828, est sur le point de fermer définitivement. Mais Pierre n’est pas prêt à voir ses savoir-faire bicentenaires s’éteindre. Il élabore alors un plan de reprise, et après une longue bataille avec les liquidateurs, il parvient à sauver Velcorex. En 2013, une autre entreprise est en péril : Emanuel Lang, une des dernières usines de tissage en France, en activité depuis 1856. Une fois encore, son plan de rachat est d’abord refusé. Il va donc tenter le tout pour le tout, en sabotant la vente aux enchères du parc machine de l’usine. Face à sa détermination et à celle des salariés, les liquidateurs capitulent. Pierre a pu sauver une deuxième usine. Quelques années plus tard, il arrive à en secourir une dernière : Tissage des Chaumes, fondée en 1908. Fournisseur historique de tweed pour les plus grandes maisons de luxe, c’était encore un savoir-faire unique qui allait disparaître sans son intervention.
J’ai suivi aux premières loges toutes les aventures de mon père, qui m’ont donné l’envie de continuer son combat, à ma façon.

La désillusion du monde de la mode
Mes débuts dans le textile
De mon enfance avec un père industriel textile et une mère styliste, j’ai gardé une profonde passion pour la mode et le tissu. J’ai fait mes études à Paris, et j’ai eu la chance de pouvoir faire quelques uns de mes stages auprès de mon père. Je partais avec lui dans ses voyages commerciaux, à la rencontre des clients. C’était un des premiers à présenter ses tissus sous forme de vêtements. Même les plus grandes marques internationales soulignaient à quel point il serait intéressant de créer une marque de vêtement à base des tissus des quatre usines de mon père. Une idée qui se loge dans un coin de ma tête, et qui grandit petit à petit.
Le culte du “toujours moins cher”
De ma jeune expérience avec mon père, je tire un triste constat. Malgré les nombreuses commandes que les usines recevaient, elles avaient du mal à vivre sereinement. Il faut savoir que les marges, en tant que fournisseur textile, sont bien plus basses que dans la distribution. Et dans la course effrénée aux bénéfices, ceux qui en pâtissent le plus sont les fabricants de tissus. Mon père me disait toujours qu’auparavant, les marges étaient équitablement réparties en trois secteurs : un tiers pour le tissu, un tiers pour la confection, et un tiers pour la distribution. Aujourd’hui, on est plutôt sur un schéma d’un tiers pour le tissu et la confection, et les deux tiers restants pour la distribution. Je me souviens d’un client qui avait tellement fait baisser les prix que la marge du tissu était quasi inexistante, pour voir quelques mois plus tard qu’ils vendaient le vêtement à plus de 600€. Ce modèle économique n’avait plus de sens, et l’idée de fonder une marque plus équitable à continué à grandir en moi.
Une quête de sens
Après mes études, j’ai commencé à travailler à Paris, où j’ai passé plusieurs années en tant qu’acheteuse pour un grand magasin. Mon travail consistait à dénicher des jeunes marques qui pourraient avoir leur place au sein de cette institution parisienne. Je cherchais des marques haut de gamme qui restaient accessibles, qui alliaient qualité, style et histoire, en vain. Je trouvais beaucoup de marques à la très belle communication, avec de très jolis produits, mais il me manquait souvent quelque chose. Je pensais aux magnifiques tissus de mon père qu’on ne trouvait presque que chez des marques inabordable. Je pensais à son histoire si belle et tellement importante à raconter. Les savoir-faire de ses usines textiles, si précieux et pourtant trop souvent oubliés. Après une longue réflexion, j’ai pris la décision de quitter Paris pour rejoindre l’entreprise familiale, avec l’idée de créer une marque qui redonne accès à ces matières françaises de qualité. Un pari fou, sur un marché saturé dans son domaine, mais comme le dis si bien mon père, “la plus grande folie, ce serait de ne rien faire”.
La naissance d’un projet unique
Boucler la boucle du made in France
De tous les tissus français que vendait mon père, la quasi totalité partait à l’étranger pour la confection, avant de revenir en France pour être vendus. Une absurdité à mon sens, surtout quand je voyais les usines de confection françaises fermer une à une. Un des premiers piliers de Sème était né. Je voulais créer des vêtements 100% français, du tissage à la confection. Ainsi, je pouvais apporter ma pierre à l’édifice de la sauvegarde des savoir-faire français, aussi bien ceux du textile que de la confection de vêtements.
Informer pour mieux préserver
Que ce soit à Paris ou en Alsace, très peu de personnes savaient que des usines textiles étaient encore en activité en France. Un étonnement que j’ai vu briller dans les yeux de beaucoup de personnes, et qui m’ont donné envie de mettre en lumière les usines françaises. Si on parle beaucoup du made in France, les usines textiles sont souvent dans l’ombre. Comment peut-on protéger des savoir-faire si on ne sait pas qu’ils existent ? J’ai voulu, à travers Sème, remettre les usines au centre de la marque. Car sans usines, il n’y aurait pas de tissus, ni de vêtements. C’est grâce à elles, et à leur savoir-faire, que nos vêtements peuvent prendre vie. Il était important pour moi de le rappeler, dans une industrie qui a tendance à l’oublier.
Redonner accès à la qualité
À travers Sème, j’ai souhaité redonner accès aux matières de qualité des usines de mon père, à des prix plus raisonnables et raisonnés. Avec des marges équitablement réparties entre chaque acteur et beaucoup plus basses que celles de la distribution classique. Ainsi, chaque usine peut perdurer plus sereinement, et vous pouvez accéder à des produits de qualité, 100% made in France, deux à six fois moins chers que dans une marque classique.
Sortir de la tendance
À Paris, j’ai été aux premières loges du rythme effréné de la mode. Les fashion week, les nouvelles collections en permanence, les promotions toute l’année, mais aussi la fast-fashion qui ne cesse de prendre de l’ampleur. Les vêtements sont devenus jetables, car ils passent de mode ou se cassent au bout de quelques mois. Avec Sème, j’ai souhaité revenir à l’essentiel : de belles pièces intemporelles, pour femmes et hommes, dont on ne se lasse pas au bout de quelques semaines. Des vêtements qui nous accompagnent tout au long de notre vie, de bonne qualité, comme avant.
Tracer un nouveau chemin
Parce que la mode responsable est un sujet qui va bien au-delà de Sème, ce projet a aussi pour but de prouver qu’une alternative est possible. Aussi bien pour les consommateurs que pour les autres marques de prêt-à-porter, porter ce projet est une façon pour moi de prouver que le savoir-faire français n’est pas mort, et qu’il est encore temps de changer notre façon de faire. Une marque pour promouvoir la qualité au prix juste, mais aussi les circuits courts qui font vivre l’économie locale, tout en préservant la planète. Je n’ai pas pour ambition de dominer le marché du made in France, mais de marcher main dans la main avec les autres marques vers une mode plus durable, plus qualitative, et plus réfléchie.
L’idée de Sème est issue de tout un cheminement de vie, un aboutissement de toutes mes expériences personnelles et professionnelles, et une suite logique au combat de mon père. Sème est une nouvelle marque, mais qui prend racine bien plus loin. Une jeune pousse qui est née de l’amour des tissus et de la mode, nourrie par les savoir-faire séculaires des usines textiles françaises.
Agathe Schmitt